Commissaire-en-résidence du Studio 303, 2019-20. Français / English

Politiques du corps queer :
Message du commissaire


Aaron Pollard

Politiques du corps queer propose de nouvelles performances-vidéos réalisées par un éventail d’artistes montréalais-es s’identifiant comme queer; auquel se greffe des entrevues menées avec l'aide de Abi Stushnoff. Les performances-vidéos ont été réalisées par 2Fik, Karen Fennell, Winnie Ho, Phoenix Inana et Justin de Luna. Les entrevues sont organisées en capsules thématiques, traitant chacune d'une question particulière liée à la politique du corps queer, et incluent des extraits vidéos récoltés à partir des archives des 30 ans de diffusion de performance queer au Studio 303. Les artistes ayant participé aux entretiens sont : 2Fik, Alex Tigchelaar, Alexis O’Hara, Andrew Tay et Justin de Luna. 

Ce projet est mené par mon intérêt pour la mémoire générationnelle, particulièrement lorsque celle-ci s’applique à la subjectivité queer. J'ai fouillé dans les archives du Studio 303 à la recherche d'œuvres qui parlent de la mémoire, de l’histoire et des corps, et j'ai étudié les pratiques émergentes d'artistes plus jeunes afin de souligner l’importance de la mémoire collective à l’enrichissement de la culture queer en tant qu’entité sociale et politique. Les archives ont servi comme point de départ pour ma recherche. Je voulais programmer une soirée de performances traitant d'une politique du corps queer, et composée d'artistes de générations et de milieux différents, ayant déjà travaillé avec le studio. À mesure que le projet avançait, les archives ont commencé à prendre de plus en plus d'importance, et j’ai imaginé activer l'espace du Studio 303 avec des projections d'entrevues et d'archives-vidéos, accompagnées de performances live au cœur de l'événement. La pandémie du Covid-19 a entrainé l’annulation de la performance en studio. Pour perdurer, celle-ci devrait incarner une toute autre forme.  

Pour les artistes de la scène, qui comptent sur le rassemblement d'un public comme élément principal à leur pratique, la situation actuelle est accablante. Avec les mesures du Covid-19, la tendance à adopter les formats en ligne pour performances et concerts est à la fois compréhensible et troublante. Dans le meilleur des cas, il s’agit d’une mesure palliative nécessaire. Dans le pire des cas, cette tendance est normalisée, et s'inscrit dans une politique culturelle coercitive. Une performance en chair et en os est une expérience singulière. En streaming, c'est autre chose. L'une ne peut remplacer l'autre. Il existe une valeur intrinsèque dans le rassemblement de personnes qui ne peut être répliquée en ligne. C'est la raison pour laquelle j'ai choisi une présence sur internet qui se différencie catégoriquement de la performance live.

 

Regarder vers l’avant 

Au lieu d’offrir une version streaming des performances théâtrales, j’ai demandé aux artistes de créer des performances-vidéos, qui seraient présentées sur une page web dédiée, disponibles à être visionnées gratuitement et sur demande. Chaque artiste a brillé dans ce défi, bravant l'isolation et les contraintes imposées par la distanciation physique. Ces œuvres portent sur le moment présent et provoquent une contemplation du passé et du futur. Le format de ce projet invite à revoir, mélanger et apparier ces œuvres entre elles, avec ce texte et avec les entrevues.

Avec ce texte, les entrevues fournissent un arrière-plan et un contexte pour les cinq performances-vidéos qui habitent cet espace virtuel de contemplation. Les questions posées visent à générer une réflexion sur la fragilité et la résilience de la production culturelle queer à Montréal; et comment le Studio 303, en particulier, a alimenté cette activité depuis 1989. En raison du statut unique du Studio 303, en tant que centre hybride qui soutient la danse et les pratiques interdisciplinaires, j’aborde - en plus de concepts vastes touchant à la culture queer - des questions portant sur le corps, le mouvement et le geste. Ces conversations aident à enrichir les particularités implicites et moins visibles associées au Studio 303, avec pour but de garder un espace ouvert pour des instances présentes et futures de l'activité culturelle queer. Il est intéressant de noter que les mots queer, gay, lesbienne ou trans n'apparaissent nullement dans le mandat du Studio 303. Je soutiendrais cependant que la mission et le fonctionnement de l’organisme sont fondamentalement queer. 

Chaque performance-vidéo porte sur des états actuels de confinement, que ce soit des circonstances provoquées par la pandémie ou le détachement social plus tenace qui est endémique au capitalisme de suveillance. Alors que ces artistes déploient de façon ludique des motifs culturels associés aux réseaux sociaux – comme la vidéo en mode portrait, le ton confessionnel, la prise unique statique, et la performance de l’intimité – elles et ils résistent et critiquent également les attentes autour de la signification et la place du «_contenu utilisateur_» qui circulent dans les plateformes monétisées dont elles et ils réfèrent. En détériorant les attentes populaires*, les œuvres de ces artistes rappellent le cinéma expérimental et les vidéos queer et féministes des années 1960 et 70 plus que la pratique des youtubers et instagrammers d’aujourd’hui.

  

2fik

Avec Sorry Not A Match, 2fik incarne Ludmilla-Mary, son personnage féminin portant le hijab, dessinant une analogie entre les applications de rencontre gay et un match de tennis. Les références visuelles dans cette vidéo rapellent Grindr, malgré l'omniprésence du mécanisme gauche/droite sur plusieurs plateformes. L'apparition de chaque message est accompagnée par le son d'une raquette de tennis qui frappe la balle. D'un côté, l'analogie à ce sport invoque le jeu, mais aussi ce qu'il y a de sinistre dans l'élitisme, le caractère impitoyable et même violent du tennis. Les stratégies de 2fik semblent être fermement ancrées dans l'histoire de de la performance par des artistes visuels, où les interactions sociales sont documentées et examinées, pour ensuite être exposées. La vidéo propose une série de neuf conversations-textos, qui dégénèrent toutes en une volée d'insultes. L'exposition des interactions personnelles et intimes de 2fik, ainsi qu'un décorticage de l'islamophobie, la phobie de la fémininité et du racisme, rapelle quelques œuvres puissantes de Adrian Piper, Valie Export ou encore Lynn Hershman Leeson.

 

Karen Fennell

Karen Fennell est une artiste en danse contemporaine dans une relation à long-terme avec la pratique de créer et interpréter des travaux de performance. Depuis 2019, elle se livre à une recherche du corps qui examine les notions d'identité, d'authenticité, d'intimité et de queerness en relation avec l'expérience performative. and you were here est une exploration tangentielle de textes et thèmes sur lesquels elle travaille actuellement, créées avec les conditions particulièrement limitantes du confinement pandémique. 

 

Winnie Superhova  

Dans un jaune resplendissant, Winnie Ho nous présente The Third Tit. Malgré le cadrage serré, il y a une forme d'expansion ici due au large rayon de soleil se reflétant sur une bâche s'élevant dans le vent. L'artiste performe pour nous un rituel de la respiration, du geste et du festin, avec pour unique habit un short jaune, assorti d’une collerette de laine. Cet accessoire sur le cou est aussi attaché en pendant, au dessus de ses yeux et en dessous de son nez et menton, faisant penser à une paire de lunettes spatiales, un dispositif respiratoire ou les contours d'un masque ou d'une barbe. The Third Tit réfère à la forme et l'apparence d'une confection chinoise qui est en réalité confectionnée pour ressembler à une pêche; un petit pain célébratif pour marquer la naissance d'un enfant ou l'arrivée d'une nouvelle année. En solitaire, dans cet univers excentrique, Winnie Ho pose avec ces petits pains placés de façon suggestive entre ses seins, consumant à une seule main ces pâtisseries conçues pour des grands rassemblements. Le son lent et constant de la respiration travaillée invoque quelque chose à la fois très sérieux et complètement enjoué : une forme de fantaisie sacrée, qui me rappel Jack Smith et les Cockettes. 

 

Pheonix Ianana

La pratique de Pheonix Ianana est ancrée dans le cabaret et le burlesque. Sa performance-vidéo Qalam Queer s'imprègne de la sensibilité cabaret bien qu'elle soit visiblement une vidéo ASMR (de l'anglais Autonomous Sensory Meridian Response). Tout comme une performance cabaret, Qalam Queer se présente sous une forme familière et digeste. Bien que niche, les vidéos ASMR sont largement connues comme des antidotes à l'outrage et l'amertume de la vie en ligne au 21ème siècle, un répit de chuchotements et de craquements destinés à apaiser les tensions nerveuses. Phoenix Inana maintient ce prétexte à travers toute la performance, conservant une voix chuchotée, ponctuant son texte avec de doux cliquetis de bijoux et accessoires. Cependant, dans la grande tradition de performance cabaret, il existe aussi une tension entre l'enrobage sucré et le message agitateur porté en son creux. L'artiste présente une liste simple de mots en arabe. Par cela, elle nous offre une leçon en etymologie, histoire et colonisation, soulignant les suppositions construites dans le langage tout en déconstruisant l’idée que l'histoire et l'expression queer appartiennent exclusivement à la culture et l’idéologie occidentales.

 

Justin de Luna

I’ve fallen into a hole and we’ve been here for hours est un hommage par Justin de Luna aux influenceurs et stars YouTube. Dans ce kaléidoscope d'émission de cuisine/défilé de mode/porno-soft/dance parté sur Zoom, nous entrevoyons un mélange et une rencontre de formats, sur une playlist vertigineuse de pop dansante d'aujourd'hui jusqu'aux années 70. «_Nous sommes ici! C'est le nouveau maintenant!_», déclare de Luna, en portant divers genres aussi rapidement qu'il change de costume. Se dénote cependant une méthode critique à cette folie qui peut être trouvée dans la cadence et la syntaxe de ces coupures de moment à moment, de scène à scène, alors que nous assistons à la dégradation d'un individu qui percute la confusion de l'isolation avec une combinaison d'irrévérence et de sensibilité, propre à ceux et celles nées au 21ème siècle. De Luna emprunte librement des images et des son de diverses sources, mais sa stratégie principale demeure l'adresse directe à la caméra. Il se résume de lui-même lorsqu'il note qu'il porte «_50 nuances d'or_». J'ose le dire, cela me fait penser à un croisement entre Paris Hilton, Martha Rosler, Cardi B et Lisa Steele.

 

Regarder en arrière

Lorsque j'ai initié ce processus, je pensais au terme d'intersectionnalité qui refaisait surface, et de la nature cyclique de l'histoire**. En réfléchissant à la nouvelle vague d'intérêt à la théorie queer, la théorie crip, le féminisme et le post-colonialisme, bien qu’à à travers le prisme de l'intersectionnalité, je me suis rappelé de mon propre enthousiasme en lisant le traité de Cornel West : The New Cultural Politics of Difference (1990), ainsi que d'autres auteur-es et activistes post-coloniaux-ales, queer et féministes connecté-es aux mouvements émancipateurs culturels et sociaux de cette époque. J'ai inévitablement pensé au tournant des événements; à ces moments où l'excitation que je ressentais pour la politique d'identité semblait susciter la méfiance chez l'autrui; plus tard, la dissipation et la dissolution de tant d'énergie et de passion qui motivaient les mouvements et discours queer, féministes et post-coloniaux qui ont émergé il y a 30 ans. Rendu au milieu des années 90, les petites victoires remportées dans les milieux académiques et culturels où je travaillais ont stagné, voire même s’évaporer. Des appels pour la fin de l’oppression systémique basée sur la race, le genre, la classe, l’orientation sexuelle et la capacité sont souvent répondus avec dérision, mais au milieu des années 90, le mépris pour les griefs subi par les personnes marginalisées était écrasant alors que la fin de la Guerre froide convoquait des politiques de la Troisième voie et des administrations qui déclaraient la fin des frontières nationales, la fin de la division gauche / droite et la fin d'autres idées considérées désuètes dans ce nouveau monde multinational, et de plus en plus connecté. Je me souviens du malaise que je ressentais alors que «_politiquement correct_» – une arme rhétorique adoptée par des droitistes – a gagné l'usage populaire et s'est même vu accordé sa propre ***. En y repensant, l’intersectionnalité aujourd’hui me renvoie inéluctablement vers mon éveil brutal à l'ère soit-disant post-féministe, et à mon propre passage à travers un désert intellectuel et créatif où les opportunités furent rares, même pour un homme cisgenre blanc comme moi. Je voyais bien les obstacles et le backlash imminents à l'horizon, que les artistes queer, plus jeunes et marginalisé-es, étaient susceptibles de rencontrer. À cet égard, je me demandais comment engager ma propre mémoire au service de quelque chose de bien. Je souhaite ainsi rejoindre les personnes queer de tout âge et parcours, afin de générer des discussions intergénérationnelles, tout en reconnaissant et respectant nos différences.

Depuis que je suis arrivé à Montréal, en 1993, le Studio 303 m'a offert un espace pour contempler les «_politiques du corps queer_»  en tant que public, artiste et maintenant commissaire-en-résidence. Mon espoir aujourd'hui est de graver un petit peu dans ce cyberespace et offrir un lieu psychique dédié à la contemplation de la mémoire générationnelle, et la conséquence de celle-ci sur celles et ceux dont l'existence trouble la notion même de filiation, de reproduction et de legs.

 

Notes de bas de page :

* Le terme intersectionnalité a été créé par l’intellectuel féministe Noire, Kimberlé Williams Crenshaw en 1989. Il désigne un cadre théorique pour concevoir la manière dont les aspects des identités sociales et politiques d’un individu (genre, race, classe, sexualité, habileté, etc.) se composent pour créer des modes exceptionnels de discrimination.

** J’emprunte d’Alex Tigchelaar et sa définition de «_queering_» comme étant l’acte «_d’abîmer ou de ruiner des narrations dominants_» en ce qui concerne un individu, un groupe ou un sujet particulier. Pour plus sur cet idée, voir les capsules d’entrevues ci-joints.

*** Je fais référence à, Politically Incorrect, une émission-débat américaine d’une demi-heure animé par Bill Maher qui a été diffusé de 1993 à 2002.

 

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Crédits

Commissaire: Aaron Pollard, en collaboration avec Abigail Stushnoff

Performances vidéo par 2Fik, Karen Fennell, Winnie Ho, Phoenix Inana et Justin de Luna.

Entrevues avec 2Fik, Justin de Luna, Alexis O’Hara, Andrew Tay et Alex Tigchelaar.

Les capsules d’entrevue comprennent du matériel audiovisuel recueilli à partir des trente ans de présentation de performances queer du Studio 303. Les artistes inclus sont : 2Fik, Alexis O’Hara, Andrew Tay, Dayna Mcleod, Gambletron, Jess Dobkin, Johnny Forever, Jordan Arseneault, Justin de Luna and Francesca Chudnoff, Karen Fennell, Kevin Jesuino, Lili la terreur (Eliane Bonin), Marijs Boulogne, Nate Yaffe, Nathalie Claude, Newton Moraes, Phoenix Inana, Sara Porter, Sarah Seene, Sarah Williams, Simon Portigal, Stephen Hues, Susana Cook, T.L. Cowan, and Winnie Ho.

Conception du site internet et codage : Christopher Willes.

Produit par le Studio 303, soutenu par sa résidence annuelle pour un-e commissaire émergent-e. La résidence fournit un cadre pour développer des idées par la recherche, la discussion et la pratique.

ACCESSOIRES

ACCESSOIRES

Les accessoires sont-ils typiquement queer? Entrevues avec 2Fik, Justin de Luna, Alexis O’Hara, Andrew Tay et Alex Tigchelaar.

Karen Fennell

and you were here

"and you were here" est une exploration tangentielle de certains des textes et des thèmes avec lesquels Karen Fennell travaille actuellement, créé dans les conditions particulièrement restrictives de confinement pandémique.

THÈMES

THÈMES

Comment les thèmes, gestes et politiques LGBTQ + informent-ils votre pratique? Entrevues avec 2Fik, Justin de Luna, Alexis O’Hara, Andrew Tay et Alex Tigchelaar.

LIEU

LIEU

Comment le studio 303 a-t-il été un lieu d'expression queer? Entrevues avec 2Fik, Justin de Luna, Alexis O’Hara, Andrew Tay et Alex Tigchelaar.

Phoenix Inana

Qalam Queer

Phoenix Inana fournit une leçon d’étymologie, d’histoire et de colonisation, soulignant les hypothèses qui sont intégrées dans le langage.

GESTUELLE

GESTUELLE

Pourriez-vous définir le geste ou l'affect queer? Entrevues avec 2Fik, Justin de Luna, Alexis O’Hara, Andrew Tay et Alex Tigchelaar.

Winnie Superhova

The Third Tit

Resplendissante en jaune, Winnie Ho nous présente "The Third Tit". L’artiste effectue pour nous un rituel de respiration, de geste et de festin, vêtu uniquement d'un short avec un jabot assorti en laine.

Justin de Luna

i’ve fallen into a hole and we’ve been here for hours

Dans ce kaléidoscope d'émission de cuisine/défilé de mode/porno-soft/dance parté sur Zoom, nous entrevoyons un mélange et une rencontrede format libérals, conçus pour une liste de musique vertigineuse de pop dansante allant chercher dans les années 70.

TRAJECTOIRE

TRAJECTOIRE

Comment vous imaginez-vous dedans ou à l’extérieur d'une trajectoire queer au Studio 303 et au-delà? Entrevues avec 2Fik, Justin de Luna, Alexis O’Hara, Andrew Tay et Alex Tigchelaar.

2Fik

Sorry Not A Match

Avec "Sorry Not A Match", 2fik dépeint Ludmilla-Mary, son personnage féminin vêtu de hijab, en faisant une analogie entre les applications de rencontres gay et un match de tennis.